Des techniciens très politiques
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Il est beaucoup question, dans la crise institutionnelle que traverse le pays, du recours à un gouvernement de « techniciens ». Si la nomination de ministres n’ayant pas d’expérience d’élu, sur la base de leur expertise, réelle ou supposée, n’est pas tout à fait nouvelle, elle a cependant été assez rare pour ce qui concerne l’éducation nationale. Sous la troisième et quatrième Républiques, les ministres de l’instruction publique ou de l’éducation nationale liés au monde universitaire ou de l’enseignement étaient aussi, et d’abord, des hommes politiques, et des parlementaires.
Les haut-fonctionnaires du gaullisme débutant
Au tout début de la Cinquième République, changement de cap : entre janvier 1959 et octobre 1962, quatre hauts fonctionnaires se succèdent rue de Grenelle. Dans l’ordre, André Boulloche, un polytechnicien, l’ambassadeur Louis Joxe, l’ancien administrateur colonial Lucien Paye, et le préfet Pierre Sudreau. Aucun n’a exercé de mandat électoral majeur jusque là (Boulloche est conseiller municipal d’opposition à Fontainebleau, élu sous l’étiquette socialiste). Seul Paye, agrégé de lettres, qui, après avoir piloté la création de l’université de Dakar, était devenu directeur de l’organisation et des programmes scolaires, a quelques liens avec l’éducation nationale.
Rien de bien marquant en matière de politique éducative ne caractérise ces passages très brefs au ministère, si ce n’est l’anticipation de la rentrée scolaire, traditionnellement le premier lundi d’octobre, à la mi-septembre.
Si Paye reprend sa carrière de haut fonctionnaire (il la finira premier président de la cour des comptes), les autres poursuivent dans le champ partisan. Joxe demeure le « couteau suisse » du gaullisme, présent dans tous les gouvernements avec des responsabilités diverses, de juillet 1959 à mai 1968, député de 1967 à 1977, et finit au conseil constitutionnel. Boulloche, lui, démissionne pour marquer son opposition au projet de financement de l’école privée par l’Etat (loi Debré), renoue avec le parti socialiste SFIO dont il s’était éloigné, et mène jusqu’à son décès dans un accident en 1978, une carrière d’élu local (maire de Montbéliard) et national (député). Enfin Sudreau claque aussi la porte du gouvernement, mais pour protester contre la réforme de l’élection présidentielle, et devient une des figures du centre-droit antigaulliste, proche d’Alain Poher, maire de Blois et député.
L’expert, un choix politique dangereux
Il faut attendre 1974 pour retrouver de nouveau un « techno » à la tête du ministère. Giscard d’Estaing fait appel à René Haby, qui a le profil type du technicien issu du sérail : enseignant, puis proviseur, universitaire, inspecteur général et finalement recteur, proche de la droite libérale sans avoir jamais participé à la lutte électorale, son expertise est mise en avant lors de sa nomination. Il se met cependant très vite tout le monde éducatif à dos pour sa gestion autoritaire du ministère, mélange de contournement des interlocuteurs institutionnels, d’organisation de pseudo-consultations où l’essentiel n’est pas débattu, de battage médiatique appuyé sur une onéreuse politique de communication, le tout au service d’orientations et d’un grand projet de réforme globale du système éducatif qu’il garde floues le plus longtemps possible.
Il est remis sur les rails par le Président lui-même, qui lui impose de réduire son vaste projet à une réforme claire et a priori plus consensuelle, celle du « collège unique ». Mais ni les partisans de l’élitisme, qui la trouvent trop démocratique, ni les partisans de la démocratisation, qui estiment qu’elle promet plus qu’elle ne tient, ne sont convaincus. En 1978, Haby est envoyé dans une circonscription très marquée à droite, à Lunéville, pour les législatives, et est élu député. Après quatre années de constestations, il n’est pas reconduit au ministère, et finit sa carrière comme député d’arrière-banc, sans plus jamais jouer de rôle dans la définition des orientations politiques de la droite en matière éducative.
Encore plus calamiteuse, la nomination de Claude Allègre, en 1997, est une erreur politique majeure de Lionel Jospin, qui participera, par la coupure entre le Parti socialiste et le monde enseignant, à son lourd échec au premier tour de la présidentielle de 20002.
Scientifique, géologue, Allègre avait été membre du cabinet du Premier ministre lorsque celui-ci était à l’éducation nationale (1988-92), et n’avait qu’un mandat de conseiller régional. Très rapidement, il s’en prend aux enseignants, en véhiculant les poncifs populistes et droitiers sur leur temps de travail, avant de réduire leur rémunération, et de se lancer dans des réformes pédagogiques hasardeuses, notamment pour l’enseignement professionnel. Persuadé que l’influence du Snes, qu’il déteste, dans la profession est liée à son rôle dans les commissions paritaires, il décide la déconcentration du mouvement des personnels. Tant son attitude que sa politique suscite des mobilisations massives, surtout dans le second degré, mais aussi des lycéens. Jospin finit par lui demander sa démission en mars 2000. Allègre se rallie ensuite à la droite, et soutien Nicolas Sarkozy lors de la présidentielle de 2007.
Par opposition, le passage de Luc Ferry, sous la présidence Sarkozy, apparaît comme plus apaisée. Ce philosophe et universitaire était président du conseil national des programmes. Dans le domaine pédagogique, il mène des réformes sans suite, comme la création des itinéraires de découverte au collège et des travaux personnels encadrés au lycée. Son projet de décentralisation d’une très grande partie des personnels non-enseignants du ministère provoque une mobilisation qui se combine, au printemps 2003, avec celle contre la réforme des retraites. Ferry réduit finalement sa réforme aux seuls personnels techniciens, ouvriers et de service. Il est aussi porteur de la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école, et quitte le ministère juste après son adoption. Il n’est plus ensuite partie prenante directement de la vie politique, adoptant une posture d’intellectuel clairement orienté à droite.
Les « technos » du macronisme
Le recours aux experts est caractéristique des débuts de la présidence Macron. La moitié des ministres du gouvernement nommé en juin 2017 ne sont ainsi pas des « politiques », et parmi eux, on trouve Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale pendant cinq ans. Juriste, universitaire, recteur, conseiller au cabinet de Gilles de Robien, il est, de 2009 à 2012, directeur général de l’enseignement scolaire. Sa politique se caractérise par une lecture très technocratique de l’éducation : orientation par algorithmes avec parcoursup, contournement des interlocuteurs institutionnels, volonté de redéfinir le métier des enseignants pour en faire des techniciens appliquant des méthodes appuyées sur des sources scientifiques sélectionnées par l’administration et sans controverse possible, développement d’une autonomie limitée à la mise en œuvre des directives. Il se heurte cependant, douloureusement, au suffrage en juin 2022, en étant battu aux législatives. Il n’est alors pas reconduit au ministère, et semble avoir quitté la vie politique.
Son successeur, Pap Ndiaye, historien et universitaire, directeur du musée de l’histoire de l’immigration, semble avoir été nommé plus pour son profil d’intellectuel militant contre les discriminations, notamment raciales, que pour définir une politique qui, de fait, apparaît comme largement pilotée par l’Elysée. Il ne reste qu’un peu plus d’un an rue de Grenelle. On passera sur les trois semaines d’Amélie Oudéa-Castéra, une autre « technicienne », venue du monde sportif, qui se discrédite rapidement par ses mensonges concernant les raisons de la scolarisation de ses enfants dans un établissement privé d’élite.
Au final, la nomination d’un technicien, ou présenté comme tel, au ministère, est loin de garantir une gestion apaisée et « neutre » de l’éducation nationale. Bien au contraire, la figure de l’expert, mobilisée par le politique, apparaît souvent comme un moyen d’imposer des choix idéologiquement très marqués, sans compter que l’intéressé, s’il peut connaître les rouages du système, est bien souvent ignorant des pratiques de discussion, négociation, compromis et prise en compte des rapports de force qui ont longtemps été caractéristiques de l’activité d’un élu.